«F» comme fin: Le cheval de Turin
Béla Tarr, 2011
Le cheval de Turin, réalisé en 2011 par Béla Tarr et qui évoque la fin du monde, s'inscrit pour Le Silo dans la continuité des propos tenus par Gilles Deleuze: face à la dimension disproportionnée de la catastrophe, les personnages ne peuvent que se figer dans des postures d’inaction contemplative.
S’il traite bel et bien de la fin du monde, Le cheval de Turin n’est pas pour autant un film de catastrophe au sens courant du terme. La catastrophe de Béla Tarr fait le récit de la genèse à l’envers. De l’aridité d’une survie hors du temps, l’on s’achemine vers l’obscurité et l’inertie d’une vie avant la vie, une fin de monde qui est plutôt le récit inversé de son commencement. La fin du monde de Béla Tarr a ceci de paradoxal : elle est à la fois persistance et retrait. Elle se devine dans les signes du manque et de l’insuffisance. Elle ne nous atteint que par métonymie, celle d’un « avant l’être » cataclysmique ne pouvant que rester dans le hors champ et le « hors mot » tellement il excède la tolérance de l’œil et la disposition du verbe.
Comment survivre alors la rencontre avec l’anéantissement, l’absolu ? Nietzsche, selon l’anecdote, n’aurait eu d’autre choix que de sombrer dans la folie. La rencontre avec cette innommable essence, il l’aurait faite devant la vision d’un cheval violement fouetté. Ne pouvant retenir l’explosion d’émotions qui l’envahit, conscient de la logique qui le délaisse, il éclate en sanglots contre la joue de l’animal. Le film ouvre sur le récit de cette anecdote. Le philosophe demeure cependant invisible et concrètement absent du film. Son spectre l’habite, par la répétition des gestes qui ponctuent la journée des personnages : autant de « retours déclinants du même » que les jours de la Création.
En quelques plans-séquences longs, voire très longs, la caméra de Béla Tarr transforme le moindre geste ordinaire en événement d’image. Le drame quitte le plan comme action seulement pour le réinvestir comme aventure de sa propre fabrication. Car si un premier drame se déroule au niveau des corps vidés d’énergie et de force vitale sous l’écrasant fardeau d’une menace sans nom ni contours, un second drame se déroule au niveau de la caméra. Les interminables durées des plans-séquences, les travellings et les errances de l’appareil tantôt à l’épaule, tantôt en steadycam, résistent contre les éléments et les matières de la même façon que les gestes répétitifs des personnages.
Jamais auparavant les propos de Gilles Deleuze n’auraient été d’une plus grande actualité : face à la dimension disproportionnée de la catastrophe, les personnages ne peuvent que se figer dans des postures d’inaction contemplative. Comme pour nombre de films contemporains, ce qui pèse aux consciences, c’est une fin du monde inéluctable la pire qui soit , une fin aux dimensions indicibles et inimaginables, mais surtout une fin aux effets irréversibles, sans aucun espoir de retour à l’état antérieur d’une humanité belle et triomphante. Cette situation accablante pour l’esprit humain, Béla Tarr la transforme en expérience filmique, ultime, si l’on fait confiance à ses déclarations de fin de carrière de cinéaste. Un épilogue alors nécessaire qui, selon ses dires, lui serait imposé par la fin d’une certaine idée du cinéma et du pouvoir (actif) cathartique de ses images.