Mirage ou clé du futur européen?
Pont de Messine
À l’heure où l’Italie cherche à réinventer ses liens territoriaux et à combler les écarts structurels entre le nord et le sud, le projet du pont sur le détroit de Messine s’impose comme un symbole complexe d’ambitions politiques, économiques et sociales. Dans cet entretien, les économistes Marco Ponti et Andrea Giuricin livrent leurs réflexions sur les enjeux qui sous-tendent cette infrastructure.
Si l’idée d’un pont reliant les deux rives du détroit de Messine suscite un optimisme nourri par des investissements colossaux, elle soulève également des interrogations quant à la rentabilité et à la faisabilité d’une telle entreprise dans un contexte économique incertain. Entre les promesses de connectivité accrue et les risques financiers, cet entretien invite à une réflexion plus large sur le rôle de l’infrastructure dans la construction d’une Europe intégrée, tout en soulignant les dynamiques internes de l’Italie, confrontée à un retard structurel majeur dans son réseau de transport.
Laura Ceriolo: Comment pourrait-on mesurer l’impact économique à long terme du pont de Messine, en prenant en compte à la fois les effets directs sur le trafic marchandises et passagers, ainsi que les effets indirects sur la productivité et l’attractivité économique de l’ensemble du Mezzogiorno? Existe-t-il des méthodologies établies pour l’analyse coûts-bénéfices (ACB) d’infrastructures de cette envergure?
MP (Marco Ponti): L’impact économique sera de toute façon limité car, contrairement à ce qu’affirme le ministre des transports italien Matteo Salvini, une étude indépendante réalisée par l’organisation à but non lucratif Bridges Research Trust indique que le trafic sera principalement de type courte distance et évidemment, pour le trafic de longue distance, les variations de temps et de coûts seront proportionnellement très faibles, ayant ainsi un impact économique limité. De plus, le même ministre a d’abord annoncé des bénéfices en termes d’emplois et de développement, qui ont ensuite été démentis par des analyses officielles. Concernant l’emploi, on est passé de plus de 100000 postes à environ 35000. Ensuite, le ministère a confondu, volontairement, les emplois avec les postes de travail: mais dans un ouvrage de génie civil, les emplois sont temporaires et ne constituent pas des postes permanents. En ce qui concerne la pertinence des analyses coûts-bénéfices, trois aspects essentiels doivent être soulignés. Premièrement, il s’agit de coûts et bénéfices sociaux, qui incluent les gains de temps et les impacts environnementaux, et n’ont rien à voir avec la rentabilité financière. Deuxièmement, toute dépense publique génère des effets sur la croissance économique et l’emploi, mais ces effets ne sont pertinents que si l’on compare différentes affectations des ressources, c’est-à-dire en évaluant les alternatives. Enfin, l’examen d’alternatives est une obligation selon les lignes directrices du ministère des transports, mais cette obligation est systématiquement contournée «pour ne pas prendre de risques», car envisager des solutions différentes implique d’assumer une part de responsabilité et d’exposer les décideurs à des critiques ou à des incertitudes. De même, le choix de l’entité réalisant les évaluations socioéconomiques devrait garantir une impartialité totale via un appel d’offres, mais cela n’est jamais le cas. On préfère «demander au tavernier si le vin est bon», en attribuant les études directement. Dans le cas spécifique du pont de Messine, l’ACB réalisée indépendamment par BRT montre un résultat certes négatif, mais moins défavorable que d’autres projets prévus dans le NRRP (National Recovery and Resilience Plan)1. Cependant, la dérive des coûts, facilement prévisible, rend incertain même un résultat aujourd’hui relativement moins défavorable. Les analyses des projets du PNRR, presque tous ferroviaires, ont été confiées aux bénéficiaires des financements (FSI). Les résultats ont donc été systématiquement positifs, y compris pour l’un des projets les moins défendables, le doublement à grande vitesse de la ligne Salerne-Reggio de Calabre, dont le coût prévu est deux fois supérieur à celui du pont de Messine. Ce projet, pourtant essentiel pour alimenter le pont, a récemment été annulé en raison de problèmes de coûts et de faisabilité technique, preuve du sérieux des études préparatoires pour des investissements dont l’objectif réel est avant tout électoral…
AG (Andrea Giuricin): L’économie italienne révèle une disparité évidente, notamment dans les régions du sud du pays, où le produit intérieur brut par habitant, en termes de parité de pouvoir d’achat, est inférieur de 30 à 40% à la moyenne européenne. Cette réalité met en lumière les défis économiques profonds que ces zones rencontrent et montre que l’infrastructure étatique pourrait jouer un rôle crucial en attirant davantage d’investissements privés en Calabre et en Sicile.
Il serait illusoire de croire qu’un pont puisse résoudre tous les problèmes économiques d’une région, mais la politique publique a aussi la responsabilité de réaliser des projets capables d’améliorer la connectivité de certaines zones. Il ne s’agit pas seulement de considérer le pont en lui-même, mais également l’ensemble des infrastructures, notamment ferroviaires, qui se développent en Sicile et en Calabre, pour constituer un réseau cohérent et bien relié au reste de l’Italie.
Si l’on examine uniquement la dimension économique, il semble peu probable que les recettes des péages ferroviaires et autoroutiers suffisent à rentabiliser l’ensemble du projet. C’est pourquoi je parle non seulement d’un projet économique, mais aussi social: l’ensemble des ouvrages (pont et systèmes routiers et ferroviaires en Calabre et en Sicile) pourrait, en effet, améliorer l’infrastructure du sud de l’Italie dans son ensemble et influencer positivement les économies locales.
Il convient de souligner que les différents gouvernements, par le biais du PNRR et d’autres initiatives, ont déjà investi massivement dans les projets de transport en Sicile et en Calabre. Le projet ferroviaire reliant Palerme, Catane et Messine est colossal et permettra de créer des connexions rapides dans des zones clés de la région, facilitant ainsi la liaison du futur pont avec la Calabre.
En Calabre, des travaux de modernisation sont déjà en cours pour accélérer la ligne ferroviaire Salerne – Reggio de Calabre, ce qui permettra d’établir des liaisons rapides entre la Sicile, Naples et Rome. Les investisseurs privés peuvent jouer un rôle dans la construction de ces infrastructures, bien que, comme on le sait, les risques en Italie sont considérables. L’incertitude du système juridique italien bloque, voire ralentit la construction des infrastructures et l’afflux de capitaux. Réformer notre système judiciaire pour le rendre plus rapide et plus prévisible pourrait paradoxalement avoir un effet bénéfique sur les investissements et l’arrivée de capitaux privés dans les grands projets d’infrastructure.
Dans quelle mesure le pont de Messine pourrait-il contribuer à une véritable transformation de la mobilité durable? Comment concevoir une intégration équilibrée entre transport routier et ferroviaire, minimisant l’impact environnemental et favorisant l’efficacité logistique?
MP Le transfert du trafic de la route vers le rail, en plus d’être difficile à réaliser malgré des politiques de subventions massives aux chemins de fer et une taxation encore plus forte du transport routier, a en réalité peu d’impact sur l’environnement. D’abord, en raison des ordres de grandeur: même en doublant le transport de marchandises par le rail, les émissions de CO₂ en Italie ne diminueraient que de moins de 1%, avec des coûts publics très élevés. Ensuite, l’électrification en cours des véhicules routiers accélérera encore la réduction des émissions déjà amorcée dans ce secteur: un véhicule actuel pollue dix fois moins qu’un véhicule d’il y a vingt ans. Le projet du pont prévoit de manière absurde le passage des trains: aucun pont suspendu de longueur similaire ne l’intègre, car cela augmenterait les coûts pour rigidifier le tablier, une majoration estimée à plus de 25%. Cela, alors que les prévisions de trafic ferroviaire sont très modestes: les passagers et les marchandises longue distance continueront en grande partie à circuler par mer et par air, en raison des temps et des coûts de voyage.
AG Si nous observons les investissements des gouvernements, il apparaît clairement que le pont sur le détroit de Messine est un ouvrage qui s’inscrit dans un ensemble d’infrastructures déjà en construction, visant à améliorer la mobilité durable, en particulier dans le secteur ferroviaire.
L’un des projets majeurs est la ligne Salerne – Reggio de Calabre, auquel le groupe Ferrovie dello Stato Italiane S.p.A. (FS) a déjà alloué 12 mia d’euros. Il s’agit d’un investissement bien réel, et non théorique, qui permet déjà la réalisation d’une ligne à grande vitesse à haute capacité.
Comme on peut le comprendre, le projet Salerne – Reggio de Calabre prend tout son sens dans la perspective de la construction du pont sur le détroit de Messine. De même, d’importants investissements sont également en cours en Sicile, notamment pour la liaison Palerme – Catane – Messine, qui permettra d’améliorer les connexions rapides au sein de l’île.
Ces investissements visent à renforcer les corridors européens RTE-T, et en particulier le corridor ScanMed, qui relie la Scandinavie au sud de l’Italie, et donc à la Méditerranée. Sur le site officiel de la Commission européenne, tant la ligne Salerne – Reggio de Calabre que le pont sur le détroit et la ligne Catane – Palerme sont considérés comme des sections essentielles.
L’Italie souffre d’un retard dans la construction de lignes à grande vitesse par rapport aux autres grands pays européens et, en même temps, elle fait face à un trafic très élevé, conséquence du processus d’ouverture du marché qu’elle a été la première à expérimenter.
Il est indéniable que les connexions vers le sud de l’Italie ont une dimension politique, mais en même temps, ces investissements sont soutenus par l’Union européenne car ils s’inscrivent dans les grands corridors européens.
L’Italie constitue un modèle de réussite en matière de grande vitesse ferroviaire au niveau mondial, en raison du développement du trafic permis par l’ouverture du marché, avec Trenitalia qui est devenu un acteur majeur en Europe. Le nombre de passagers sur les lignes à grande vitesse italiennes a presque triplé ces quinze dernières années, créant ainsi un système véritablement «populaire», bien que l’infrastructure de grande vitesse n’ait que peu progressé après 2010.
«Construire une Europe connectée par des infrastructures modernes fait partie de l’ADN même des politiques européennes et le pont sur le détroit de Messine en est à coup sûr l’un des projets phares.»
Andrea Giuricin
Comparée à la France et à l’Espagne, l’Italie dispose de moins d’un tiers de la longueur des lignes à grande vitesse, tout en ayant un trafic passagers bien supérieur à celui de l’Espagne. Selon les données de l’Organisation mondiale des chemins de fer, l’Italie dispose de 921 km de lignes à grande vitesse, contre plus de 2700 km pour la France et 3900 km pour l’Espagne.
C’est pour cette raison que le plan industriel de Ferrovie dello Stato prévoit des investissements de 100 milliards d’euros dans les prochaines années, avec un accent particulier sur la construction de nouvelles lignes à grande vitesse afin de rattraper, au moins partiellement, son retard infrastructurel.
À la lumière des défis mondiaux actuels liés à la résilience des infrastructures critiques, quelles approches innovantes en matière de conception et de maintenance pourraient être adoptées pour garantir la durabilité économique, structurelle et environnementale du pont? Quelles leçons peut-on tirer des effondrements récents à Gênes (2018) et à Baltimore (2024) pour améliorer la gestion des risques?
MP Le pont de Messine est un projet ancien, repris pour raccourcir les délais et éviter de remettre en concurrence la conception, une décision grave et manifestement contraire à l’intérêt public. Les risques sismiques semblent élevés. Je ne parle pas d’un effondrement total, mais de longues périodes d’inaccessibilité du pont et de coûts de remise en état très élevés. Mais même les difficultés statiques sont importantes, notamment à cause du passage du chemin de fer, jamais testé sur des structures élastiques de cette dimension. On peut probablement trouver des solutions, même en phase de construction ou d’essais, mais au prix d’une augmentation considérable des coûts. La sphère politique compte sur l’inévitabilité des financements successifs, et les constructeurs savent parfaitement qu’une fois le chantier lancé, tout retard sera à la charge du maître d’ouvrage. Personne ne se préoccupe donc des problèmes qui peuvent survenir en cours de construction et qui détérioreraient encore davantage le rapport coûts-bénéfices. Même les analyses officielles, pourtant optimistes, en seraient bouleversées.
Concernant les accidents de Gênes et Baltimore, la mémoire de l’opinion publique à l’ère du web et des réseaux sociaux me semble très courte et plus facilement influençable par les intérêts établis. De plus, le nombre absolu de victimes dans ces deux cas a été relativement faible par rapport aux accidents aériens, même récents, ou aux accidents de la route en une année.
AG Ce projet ne peut être perçu simplement à travers le prisme des coûts et des bénéfices immédiats, mais doit être intégré dans la vision plus large des corridors européens. Bien que les revenus des péages ne permettent pas de compenser les coûts de construction, il est crucial de se demander quels sont les objectifs à long terme de l’Union européenne.
Construire une Europe connectée par des infrastructures modernes fait partie de l’ADN même des politiques européennes et le pont sur le détroit de Messine en est à coup sûr l’un des projets phares. À l’instar de la réalisation des grands axes alpins du 19e siècle ou des axes suisses de ce millénaire, il s’agit d’une vision qui dépasse le simple présent pour redéfinir la cartographie logistique du continent. Le pont, dans cette perspective, peut être vu non seulement comme un ouvrage d’ingénierie, mais comme une infrastructure essentielle à l’unification de territoires dont le développement économique reste encore éloigné des standards européens.
Quels outils économiques et modèles de gouvernance pourraient être mis en place pour rendre le pont de Messine financièrement viable? Est-il possible d’impliquer des investissements privés sans compromettre le contrôle public et la valeur sociale du projet?
MP C’est absolument impossible! Les péages atteindraient des niveaux tels qu’aucun passager ni aucune tonne de marchandises ne traverserait le pont. L’autofinancement total du projet, même théoriquement, n’est pas envisageable. Cependant, il est certain que l’on tentera une astuce déjà proposée par le passé, consistant à simuler une contribution privée partielle au financement de l’ouvrage. Le procédé est le suivant: on définit une «redevance de disponibilité» de l’infrastructure pour ANAS et Ferrovie (entreprise italienne de construction, d’exploitation et d’entretien de routes et d’autoroutes appartenant au Groupe des chemins de fer nationaux italiens), qui, bien que 100% publiques, sont juridiquement des sociétés anonymes soumises à des règles privées. Évidemment, ces sociétés seront compensées pour leurs pertes inévitables grâce aux transferts de fonds publics qu’elles perçoivent chaque année. Personne ne protestera, et l’opinion publique n’en saura rien.
1 Plan National de Relance et de Résilience de l’Italie, conçu pour utiliser les fonds du programme européen Next Generation EU, mis en place après la pandémie de COVID-19.
Marco Ponti est professeur honoraire d’économie au Politecnico di Milano et responsable de l’association à but non lucratif Bridges Research Trust (BRT).
Andrea Giuricin est économiste des transports, Université de Milano Bicocca (UNIMIB).
Cet article fait partie du dossier Pont de Messine: icône en devenir ou cathédrale dans le désert de la revue TRACÉS du mois d'avril 2025
Icône en devenir ou cathédrale dans le désert?