Sau­ver le vi­vant, de­ve­nir jar­di­nier pla­né­taire

Manifeste en faveur du vivant, l’exposition Devenir jardinier planétaire, La préséance du vivant, conçue en 2022 par les architectes paysagistes Gilles Clément et Coloco et présentée jusqu’au 08 mai au pavillon Sicli à Genève, invite chacun, citoyen comme acteur de l’aménagement, à faire sa part. 

Date de publication
29-04-2025

Créée à l’occasion de la 2e édition de la Biennale d’architecture et du paysage de Versailles (BAP) en 2022, présentée à Lyon en 2024, l’exposition arrive opportunément au pavillon Sicli, épicentre du secteur Praille-Acacias-Vernets (PAV) en mutation. «Sous les pavés la vie», slogan de l’une des affiches de l’exposition, pourrait parfaitement s’appliquer au projet du PAV, dont l’ambition, outre la transformation d’un secteur industriel en quartier mixte, est de faire émerger un peu de vie, et de vivant, dans ce gigantesque îlot de chaleur artificialisé – aussi surnommé la «poêle à frire du canton».

Retour aux sources 

Avec cette exposition et les manifestations qui l’entourent, Gilles Clément et Coloco enjoignent chacun d’entre nous à passer à l’action pour sauver le vivant, partout menacé et pourtant garant de notre survie. Ils proposent pour cela un autre code de conduite, une autre posture, celle du jardinier planétaire, proche de l'écologie radicale, un activiste du vivant qui militerait une bêche à la main. 

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Cet appel à l’action est l'occasion de reprendre un à un les concepts inventés par Gilles Clément depuis les années 1980, l'installant ainsi comme une figure centrale du renouveau de la profession, lui qui a su transposer les méthodes et acquis de l'écologie scientifique et politique dans la pratique paysagiste. Cinq notions et outils sont ainsi mobilisés :

  • Le jardin planétaire1: la Terre comme un jardin, l’humanité comme ses jardiniers,
  • Le tiers paysage2: espaces où l’humain n’intervient pas, où l’évolution du vivant est libre et spontanée,
  • Le jardin en mouvement3: faire avec et non contre les êtres vivants présents sur le terrain,
  • La carte du bien commun: outil de construction collective du projet de paysage sur le territoire,
  • L’invitation à l’œuvre: chacun est invité à participer et à faire.

Les trois premiers sont revisités, ré-agencés et articulés pour servir de base à la thèse de l'exposition, et complétés par des outils méthodologiques – les deux derniers – forgés par Coloco, émules de Clément, dans des projets plus récents.

Une sélection d’une vingtaine d’expériences témoigne de ces pratiques, initiées il y a plusieurs années et dont on peut mesurer les effets dans le temps, à différentes échelles, dans des contextes d’initiatives individuelles comme de commandes publiques. Ces projets observent, accompagnent et amplifient les dynamiques naturelles, sans savoir dans quelle direction elles vont se déployer, faisant ainsi de l'incertitude, de l'indécision, de l'indétermination (qu'il faut «accepter comme attitude du jardinier»), les fondements même de la démarche. 

Du paysagiste au jardinier

Peut-on alors encore parler de «projet»? Car dans cette posture de jardinier planétaire, il ne s’agit pas tant de dessiner, de composer l’espace («La géométrie est un indice de la domination humaine sur la nature»), que d’offrir au vivant des conditions propices à son développement. La forme est mise en retrait, le renoncement, voire le «désaménagement», sont encouragés. 

On passe ainsi d’une vision de l’architecte paysagiste expert en espace, au service de l’usage, concepteur d’un projet qu’il livre à son maître d’ouvrage, à celle du jardinier, animateur d’un collectif «qui en partage la signature» et accompagnateur des dynamiques du vivant. Derrière le propos, on peut lire en creux la critique d’une certaine pratique du paysage – celle de l’aménagement d’espaces publics4. Ici, l’usager-consommateur (humain) n’a plus la préséance, c’est un hôte parmi d’autres (non-humains), un acteur-contributeur invité à prendre sa pioche pour décroûter l’asphalte, observer, jardiner et entretenir sur la durée. 

Pour être mise en œuvre, la préséance du vivant impliquerait donc aussi un nouveau cadre pour l’aménagement du territoire, transformé en «ménagement de la fertilité», et un renversement radical de la séquence de maîtrise d’œuvre linéaire classique (esquisse, projet, dossier de marché, documents d’exécution, chantier…) afin d’accompagner le vivant dans le temps, avant comme après le «projet». 

Enfin, la culture du jardin planétaire appelle une révolution esthétique, une «nouvelle beauté d’apparence plus sauvage et plus spontanée»: paysages ouverts, friches… à l’opposé des projets de paysage trop construits et trop bien entretenus. Cette esthétique de l’espace va de pair avec celle du «faire», mise en scène dans certains projets : de joyeux groupes armés de pioches, de disqueuses ou de leurs seules mains nues, unis dans un même effort pour éradiquer le bitume. 

Retours d’expériences

On pourrait voir la préséance du vivant comme un ersatz contemporain de pratiques environnementales éprouvées: la renaturation et la restauration écologique des espaces dégradés, l'écologie de la friche et la pensée des écosystèmes «en mouvement», y compris en ville, ne datent pas d'hier. Mais l’intérêt de l’exposition est qu’elle arrive au bon moment en proposant une théorie cohérente, qui fait le lien entre la petite et la grande échelle, le grand public et les acquis scientifiques, une face institutionnelle et une face militante. Elle parvient surtout à mettre enfin des réalisations concrètes en face de l'énorme aspiration au vivant qui agite notre époque et à faire de ce paysagisme renouvelé une pratique désirable et à portée de main pour de jeunes concepteurs, à travers l'esthétisation du sauvage et l'héroïsation du jardinier planétaire.

La démarche invente aussi de nouvelles typologies de projet particulièrement adaptées à certains contextes. Si elle peine à convaincre dans des territoires trop convoités, trop investis, comme dans les centres-villes (place – ou carrefour – de la Nation à Paris, jardinée par Coloco), elle pose un nouveau regard sur des espaces plus périphériques, sous-produits des 30 glorieuses, sur lesquels elle jette les bases d'un futur plausible. Et c'est une belle façon de le faire, avec des stratégies optimistes de temps long, pour tester le «modèle fertile planétaire» que Clément appelle de ses vœux.

Au PAV, on est au cœur du sujet. Derrière les baies vitrées du pavillon Sicli, les travaux de la première tranche du projet «Espaces Rivières» révèlent le cours de la Drize remise à ciel ouvert. Ce projet, qui s’inscrit dans la continuité de la politique cantonale de renaturation des cours d’eau initiée il y a une vingtaine d’années, est parfaitement en phase avec le propos de l’exposition, dans lequel il a été intégré. Souhaitons que la posture du jardinier planétaire fasse des émules au-delà du PAV pour, très concrètement, sauver le vivant. 

Devenir jardinier planétaire

La préséance du vivant

 

Exposition du 16.04 au 08.06.25 au Pavillon Sicli, Genève

 

Conçue par les paysagistes Gilles Clément et Coloco – Nicolas Bonnenfant, Miguel Georgieff, Pablo Georgieff – en collaboration avec le centre de formation professionnelle nature et environnement de Lullier, l’HEPIA et l’association Topos, l’exposition est adaptée et produite à Genève par la Fondation Pavillon Sicli.

Notes 

1.Gilles Clément, Le jardin planétaire, réconcilier l’homme et la nature, Albin Michel, 1999

2.Gilles Clément, Manifeste du tiers paysage, Sens & Tonka, 2014 

3.Gilles Clément, Le jardin en mouvement, Sens & Tonka, 2006

4.Telle qu’elle s’est développée au début des années 1990 à l’École du paysage de Versailles, au moment où Clément y enseignait aussi.