Con­strui­re l’in­ache­vé

La petite échelle pour une transformation permanente

Souvent perçue comme un acte scellant une grande idée dans une forme définitive, l’architecture trouve pourtant ses interventions les plus subtiles et durables dans une logique d’inachèvement contrôlé, de non finito, ouvrant ainsi les bâtiments à l’action des générations futures. La transformation périodique du patrimoine bâti ne repose pas sur le grand geste, mais sur l’attention portée à la petite échelle.

Publikationsdatum
26-06-2025
Marco Svimbersky
architecte et professeur HES-SO associé HEIA-FR, membre de l’institut Transform.
Daniel Nyffeler
architecte et professeur HES-SO associé HEIA-FR, membre de l’institut Transform.

Que peut apporter la petite échelle en architecture? Ne sont-ce pas justement les petits éléments – souvent considérés comme mineurs – qui font la différence? Ne sont-ce pas les détails que l’on perçoit et qui attirent notre regard: la main courante, la plinthe, l’articulation entre les surfaces?

La petite échelle est le cadre idéal pour révéler les matériaux et collaborer avec les artisan·es. Elle permet de revenir à des pratiques éprouvées et d’intégrer des éléments récupérés de diverses provenances. Nous sommes convaincus que le soin consacré au détail est un fondement de la durabilité en architecture, tant dans la pratique que dans l’enseignement que nous transmettons.

Un projet de transformation ne peut être guidé en droite ligne par un concept général. Une telle idée est illusoire. À l’inverse, se concentrer uniquement sur le détail ne garantit pas que l’ensemble sera réussi. Quant à la transformation incrémentale, effectuée pas à pas, elle se limite généralement à des retouches effectuées par un «concierge myope» ou des interventions guidées par la mode du moment. Non, pour entretenir l’existant, réparer, adapter, il faut d’abord donner une ­attention constante à ce que l’édifice dissimule sous une peinture, un lambris, ou un sol, puis considérer comment ces découvertes peuvent contribuer à conserver, voire enrichir l’ensemble. Seul un emploi créatif de la substance existante permet d’aborder le projet de transformation avec respect (ce qui est particulièrement important quand on se confronte au patrimoine). Ce qui était une évidence par le passé redevient une certitude.

Entretien contre démolition

«Un palimpseste est un manuscrit antique ou médiéval sur lequel on a écrit, gratté, puis réécrit.» L’architecte Carl Fingerhuth rappelait que «tout se transforme et tout se transformera»1. À l’instar du manuscrit ancien dont les strates révèlent les diverses interventions, le bâti est un réceptacle d’expériences, où les traces du passé s’intègrent au présent pour servir de fondation à l’avenir. Ce qui est valable à l’échelle de la ville2 peut également l’être à l’échelle de la maison. Dans sa description de «La maison comme évidence», Georg Giebeler3 a décrit l’idée qu’un bâtiment n’oppose pas le passé au présent, l’ancien au nouveau. L’architecture, loin d’être un simple assemblage de restes historiques, est toujours conçue comme un tout unifié, où le neuf se développe à partir de l’ancien et laisse place au futur. Ainsi, adopter une stratégie architecturale d’assemblage4, c’est reconnaître que l’architecture se construit au fil du temps par une succession d’interventions. Aucune étape ne doit être considérée comme finale. Cette approche invite à considérer que l’art de la transformation ne consiste pas seulement à restaurer le passé, mais aussi à donner à la substance bâtie la possibilité de se réinventer.

Au dogmatisme hérité de la Charte de Venise, prônant la lisibilité et l’amovibilité des parties nouvelles, nous préférons une autre tradition, celle de la «transformation permanente», fondée sur l’idée de continuité et d’ensemble. Une lecture contemporaine et responsable de l’architecture nous invite à percevoir le bâtiment comme un artefact robuste, capable de s’adapter au fil du temps par des interventions ciblées, des améliorations ou des modifications. Le concept de «maison ­palimpseste» implique que chaque génération peut écrire, effacer et réécrire une narration collective sur un édifice. Ce processus privilégie la préservation active à la démolition-reconstruction. Au lieu d’abandonner un bâtiment jugé obsolète, on l’entretient, on le répare et on le transforme, peu à peu. On gratte et on réécrit, conscient de la perspective à long terme. Même à petite échelle, l’histoire des éléments se poursuit, qu’il s’agisse de joints, de plinthes ou de volets.

Architecture et artisanat

Au cœur de cette approche se situe le binôme architecte et constructeur·ice. L’architecte, que Richard Sennett5 décrit comme un «­gentleman-amateur», c’est-à-dire un communicateur ouvert et curieux, doit développer la politesse d’une discussion d’égal à égal avec le ou la constructeur·ice, expert·e du détail et de la matière. Sans son expertise, l’idée ne reste qu’une abstraction. Son savoir-faire lui permet de réaliser, avec soin et précision, la transition des textures et la mise en forme des matériaux, donnant ainsi toute sa valeur à la petite échelle. La mission de l’architecte est la recherche d’un équilibre entre la variété des éléments et l’unité de l’ensemble. La couleur participe à cet équilibre car elle peut relier, accentuer ou neutraliser des éléments, même si la cohérence ne s’installe que si les détails sont coordonnés, si les solutions de continuité renforcent l’idée spatiale.

La transformation peut être un cas d’école de durabilité quand le projet exploite la réutilisation et l’intégration d’«objets trouvés» de différentes provenances6. Le réemploi d’anciens panneaux de porte pour créer de nouvelles portes coulissantes ou l’intégration d’éléments réutilisés dans une menuiserie contemporaine sont des exemples d’interventions mesurées qui peuvent prolonger la vie d’un bâtiment sans en modifier l’essence. Dans l’autre sens, concevoir des structures spatiales pensées pour être facilement modifiables et réparables, constitue le corollaire de cette réflexion.

Dans cette optique, l’architecte et le ou la constructeur·ice doivent œuvrer de concert pour que chaque intervention contribue à la transformation globale. Nous sommes convaincus que la collaboration chorale entre l’architecte, cet «amateur» communicatif, et les constructeur·ices, maîtres du soin du détail, doit être cultivée et entretenue avec engagement et modestie. Dans la pratique, cette collaboration peut prendre plusieurs formes: projeter ensemble sur le chantier, discuter autour de la planche à dessin7, échanger idées et détails dans un va-et-vient entre contributions individuelles et mises en commun.

Dans l’enseignement, nous essayons de reproduire ces processus itératifs avec leurs différentes temporalités, dans une étroite collaboration entre les équipes de Projet et de Construction, en cultivant notamment le thème de la petite échelle et du lien étroit entre constructeur·ice et architecte. Au début des études à la HEIA-Fribourg, nous explorons la force de la petite échelle à travers un projet qui évacue toute notion de matérialisation: un pavillon constitué uniquement de limites spatiales immatérielles définies par la lumière, les transitions, les seuils et les parcours. Une fois la conception spatiale acquise, en alternance et en étroite collaboration avec les enseignant·es de la construction, nous approfondissons progressivement la sensibilisation à la matérialisation et à la construction à petite échelle. Nous abordons les questions fondamentales de lisibilité des structures, de leur réparabilité et du soin du détail, non pas dans une logique purement esthétique, mais pour la capacité d’un projet à traverser le temps, à s’adapter et à être entretenu.

Le détail visible

Nous proposons d’élargir la notion de beauté en architecture. Elle devrait inclure des qualités qui traduisent les valeurs évoquées précédemment et qui rendent l’architecture plus résiliente dans le temps. Cela peut passer par des structures répétitives et flexibles, plutôt que par des solutions hyperspécialisées. Par des détails pensés pour faciliter la réparation, le démontage et l’entretien, plutôt que de tout lisser, cacher et dissimuler. Par une attention portée aux articulations entre les parties: rendre visibles les seuils, les joints et les raccords.

Nous pensons que l’acceptation d’un état d’inachèvement continu doit nous amener à remettre en question la culture de la finition parfaite. Dans cette perspective, l’architecture se révèle comme une pratique inspirante, un art de la continuité où chaque détail, chaque intervention contribue au récit d’un passé vivant et d’un avenir en devenir.

 

Notes

 

1. Carl Fingerhuth, NZZ, 28.9.2014, Die Stadt als Geschichtsbuch

 

2. André Corboz, Le territoire comme palimpseste et autres essais, Les éditions de l’Imprimeur, 2001

 

3. Georg Giebeler et Yves Minssart, Rénover le bâti: maintenance, reconversion, extension. Lausanne: PPUR, 2012

 

4. La stratégie de l’assemblage permet de désassembler, réparer, intervenir ultérieurement.

 

5. Richard Sennett, Zusammenarbeit, L’atelier du chapitre Die große Unruhe, Wie die Reformation die Kooperation veränderte, hanser verlag, 2019

 

6. Cela se fait depuis toujours, comme le démontre magistralement l’exposition «Recycling beauty» qui a eu lieu à la Fondazione Prada à Milan sous la direction de l’historien Salvatore Settis du 17.11-2022 au 27.02.2023. fondazioneprada.org/project/recycling-beauty

 

7. La «planche à dessin» est un anachronisme volontaire qui souligne l’importance du dessin à la main dans la conception et la communication d’une idée.

La rubrique Tout se transforme est issue du partenariat entre la revue TRACÉS, l’Institut de recherche TRANSFORM et la filière d’architecture de la Haute école d’ingénierie et d’architecture de Fribourg (HEIA-FR) de la Haute école spécialisée de Suisse occidentale (HES-SO).

Comité éditorial: Séréna Vanbutsele, Marco Svimbersky, Isabel Concheiro, Valérie Ortlieb, Marc Frochaux, Camille Claessens-Vallet