L’égalité en chantier
Un ouvrage de la FAS aborde les questions de genre à Genève
En 2024, la FAS Genève publiait un recueil de six conversations menées avec des femmes qui poursuivent des carrières liées à l’architecture dans ce même canton. Dans le sillage de sa parution, une table ronde a révélé que certaines questions posées par le livre n’étaient pas encore abordées par toutes et tous.
La collection Ensembles d’Écrits, initiée par la FAS Genève, explore les multiples facettes de l’architecture à travers des récits incarnés. Son deuxième numéro, 6 pratiques du paysage architectural genevois (2024), donne la parole à des professionnelles qui œuvrent avec conviction à la qualité de notre environnement construit. Il s’agit là d’un contrepoint au premier numéro, 12 essais pour mieux construire Genève (2021), dans lequel une seule architecte femme figurait parmi les auteur·es. Avec ce nouveau volume, la volonté de rééquilibrer les représentations est manifeste. Il s’agit d’ouvrir un espace d’écoute, de reconnaissance et de réflexion, puisque cette collection a pour ambition de créer des espaces de parole multiples, d’être un outil d’exploration collective autant qu’un acte éditorial engagé. Ce deuxième numéro confirme l’importance de rendre visibles les subjectivités, les doutes et les stratégies de celles qui construisent, transforment ou imaginent nos milieux de vie.
Les femmes sont encore sous-représentées dans les postes à responsabilité des bureaux d’architecture, dans les jurys, les directions de projet ou les associations professionnelles comme la FAS. Cette réalité statistique, documentée1 mais souvent minimisée, a été le point de départ de notre démarche. Nous avons rencontré six femmes dont les parcours s’inscrivent dans des champs variés: architecture, urbanisme, paysage, recherche, administration publique. Leurs récits, sensibles et puissants, révèlent une manière d’habiter la profession qui privilégie la collaboration, la transmission, la vision à long terme. Des figures qui brillent dans un milieu encore très structuré par une culture (patriarcale) du pouvoir individuel et de la performance. La forme de l’ouvrage, composé d’entretiens, a facilité la libération de parole. Un questionnaire de base évolutif a permis d’aborder ouvertement leur engagement professionnel et leur parcours en tant que femmes. Ce travail de recueil et de transcription a reposé sur une écoute active, une reformulation attentive et bienveillante, une volonté de faire émerger ce qui souvent reste en marge du discours professionnel. Nous avons cherché à rendre justice à la diversité des parcours, sans lisser les contradictions, sans chercher non plus à produire un discours unique ou représentatif.
Trois questions aux professionnelles
Pour célébrer la sortie du recueil, une table ronde publique à la librairie Associati (Carouge) a réuni les six protagonistes, les deux coauteures ainsi qu’une historienne de l’architecture en tant que modératrice, Marie Theres Stauffer. Trois questions ouvertes ont servi de point de départ aux discussions. La première traitait du rôle que chacune attribuait à la publication, la deuxième de la visibilité des femmes dans le champ de l’architecture et la troisième des formes d’engagement professionnel susceptibles d’influencer la culture du bâti.
Ce moment d’échange a confirmé l’intérêt et la pertinence de la démarche, tout en révélant des différences de sensibilités ou générationnelles. Car si toutes s’accordent à pointer les effets du système patriarcal sur leur carrières, les manières de l’analyser ou de le nommer varient.
Certaines intervenantes, malgré un parcours solide et émaillé de succès, ont exprimé des positions plus prudentes, quelquefois plus conservatrices, relativisant parfois même l’existence d’un problème de visibilité ou d’égalité dans la profession. Ainsi, on a pu entendre que les femmes seraient aujourd’hui aussi représentées que les hommes dans les fonctions dirigeantes, ce que contredisent pourtant les données disponibles. Quelques propos féministes pourtant mesurés issus du recueil ont été assortis de demi-excuses adressées aux hommes présents dans la salle, qui n’auraient pas été suffisamment remerciés pour le rôle qu’ils ont joué dans la réussite des parcours féminins présentés. Il était ici question de légitimité, et ces témoignages éclairaient un constat: les femmes se demandent souvent si elles occupent un poste parce qu’elles sont des femmes; les hommes ne se posent pas la question de savoir s’ils sont là où ils sont parce qu’ils sont des hommes.
Ce mouvement de recul, surgi d’une reconnaissance sincère ou diplomatique, montre que la conscientisation reste inégale. Si le mouvement #MeToo a incontestablement déplacé les lignes, il l’a fait surtout au sein des générations les plus jeunes, comme en témoigne l’intervention d’une participante trentenaire. Celle-ci a rappelé que la question du genre ne peut plus se penser dans une logique binaire, et que d’autres paramètres, comme l’origine, le statut migratoire, la classe sociale, influencent aussi l’accès à la légitimité professionnelle.
Le thème de l’intersectionnalité a été soulevé de manière pertinente par l’une des coauteures du livre et du présent article. Ce thème s’impose en effet comme une clé de lecture supplémentaire indispensable. En tant qu’architecte femme métisse, son témoignage a mis en lumière l’empilement des discriminations, mais aussi la nécessité de reconnaître les privilèges – notamment ceux des hommes blancs, y compris dans un milieu qui se pense progressiste. Cette reconnaissance est un préalable à toute transformation durable. Au-delà du monde de l’architecture, ce projet rappelle que les formes de domination sont systémiques, mais qu’elles peuvent être combattues par le récit, le collectif et l’exigence d’une mémoire plurielle.
Une intervenante a expliqué qu’elle associait les femmes à la matière et au savoir-faire artisanal, notamment en Inde, et que le travail manuel qu’elles accomplissent en prenant soin de ces matières à la main constituait à ses yeux une source d’inspiration. Mais le constat des conditions socio-économiques et politiques dans lesquelles ce travail est produit a fait émerger un malaise: régulièrement, on mobilise des références sans en considérer le contexte. Cette tension a souligné la pertinence de mettre en commun les réflexions, en particulier depuis notre position dans une partie du monde largement privilégiée.
Parler pour rendre visible
Les interventions très diverses ont souligné l’importance de partager expériences et intuitions personnelles à voix haute, pour les rendre concrètes. Ces témoignages deviennent alors des appuis, des ressources à partir desquelles penser et agir, notamment pour construire un récit collectif autour de la visibilité des femmes et de la répartition du pouvoir dans le monde professionnel. Les parcours singuliers des intervenantes ont fait apparaître des points de contact, des résonances, mais aussi des dissonances. Ces zones de friction mériteraient d’être explorées plus en profondeur, en vue d’opérer un changement significatif, ou du moins une prise de conscience large et partagée.
Le recueil et la table ronde ont donc souligné une même évidence: l’égalité entre femmes et hommes ne se décrète pas. Elle se travaille, se discute, se questionne, en prenant en compte les contradictions, les résistances, les malentendus. Le système patriarcal ne nuit pas seulement aux femmes. Il enferme aussi les hommes dans un modèle de réussite fondé sur la domination, la compétition, l’injonction à diriger, qui sont autant de normes empêchant l’émergence de modèles plus horizontaux ou collectifs. Les voix réunies dans ce volume nous invitent à valoriser d’autres formes de leadership, où le «faire ensemble» et la coopération ont toute leur place.
Nous espérons que ce recueil contribuera à inspirer des changements durables, au sein de la profession comme au-delà. Il s’adresse à toutes et tous: aux femmes qui doutent, aux hommes qui écoutent, aux jeunes qui cherchent leur place, aux institutions qui doivent évoluer. Il s’agit de rendre aux femmes la visibilité qu’elles méritent, de faire en sorte que leurs récits cessent d’être perçus comme des exceptions inspirantes, mais deviennent des références structurantes. Il s’agit, pour une fois, de déconstruire.
Véronique Favre est architecte à Genève (FAZ architectes)
Kristina Sylla est architecte à Genève (sylla widmann architectes)
Note
1. Office fédéral de la statistique (OFS), Statistique structurelle des entreprises (STATENT), Panorama de l’emploi 2023, Berne, mars 2023. Registre REG-ARCH: la répartition par sexe des architectes inscrit·es montre un écart encore plus marqué dans les fonctions dirigeantes. Même si ce registre est partiel, il peut illustrer concrètement la sous-représentation. [Ndlr: voir également l’enquête salariale menée par la rédaction TRACÉS, lancée après la table ronde dont il est ici question]