«Les bien­nales doi­vent pro­mou­voir la pen­sée théo­rique»

Entretien avec Philippe Rahm

L’architecte Philippe Rahm préside le jury responsable de la sélection des personnalités qui représentent la Suisse aux biennales d’art et d’architecture de Venise et du Caire. Il explique comment s’opèrent ces choix.

Date de publication
15-10-2012
Revision
19-08-2015

Architecte suisse installé à Paris, Philippe Rahm a lui-même investi, en collaboration avec Jean-Gilles Décosterd, le pavillon suisse de la Biennale d’architecture de Venise de 2002. Il a également compté parmi les invités du commissaire général Aaron Betsky lors de la Biennale de 2008.

TRACÉS : Vous venez de vivre votre première biennale en tant que président du jury de sélection suisse. Comment fonctionne ce petit groupe ?
Philippe Rahm : Le jury est constitué de sept membres issus des arts plastiques, de l’architecture ou de l’histoire de l’art, nominés par la Fondation suisse pour la culture Pro Helvetia1. Nous avons un mandat de quatre ans, il court en l’occurrence jusqu’en 2014. Peter Fischli et moi-même avons déjà participé plusieurs fois à la Biennale de Venise, autant dans le cadre du pavillon suisse que dans celui de l’exposition à l’Arsenal. Je pense que c’est un critère déterminant pour Pro Helvetia dans son choix des praticiens artistes ou architectes du jury. Les autres membres sont des commissaires, historiens ou critiques d’art ou d’architecture. Quant au fonctionnement, nous avons trois ou quatre rendez-vous annuels, et discutons en général pendant plusieurs séances des candidats que nous avons en vue. Les discussions ont lieu bien en amont, évidemment. Le choix de l’architecte pour la Biennale d’architecture de 2014 par exemple se fera au cours de cet hiver.

Comment en êtes-vous venus à sélectionner Miroslav Šik ?
Au cours des premières discussions, il est apparu assez vite que tous les membres du jury considèrent comme essentiel que l’architecte que nous allions choisir devait être un praticien qui allie invention formelle et invention théorique. Nous ne voulions pas juste d’un « bon élève ». Dans le domaine de l’architecture – je précise, puisque la situation n’est pas la même pour les arts plastiques –, on a pu assister en Suisse à un moment de théorisation important au cours des années 1980 et 1990, qui a aboutit selon moi à l’invention d’un style qui est celui de l’architecture suisse allemande. A cette époque, les inventions esthétiques des Herzog & de Meuron ou Diener & Diener étaient relayées par des critiques comme Martin Steinmann ou Marcel Meili. La génération actuelle par contre manque cruellement d’appuis théoriques novateurs. Aujourd’hui, beaucoup de projets en Suisse reposent sur les mêmes questionnements que ceux d’il y a 20 ou 30 ans – l’enveloppe, la forme forte, la matérialité, l’analogie –, voir d’il y a 30 ou 40 ans pour certaines stratégies urbaines qui ont été inventées par les Tessinois. Il nous semble donc indispensable que la Biennale de Venise encourage l’innovation, l’invention de nouvelles routes pour l’architecture, parce que c’est seulement ainsi que la Suisse gardera son leadership international dans ce domaine. 

Dans ce contexte, la nomination de Miroslav Šik – qui fait partie justement de la génération d’avant – peut sembler anachronique…
En effet. Nous sommes à l’écoute de nouvelles esthétiques, de nouvelles théories. Pour cela, nous auditionnons des critiques, des théoriciens de l’architecture, à la recherche du nouveau Martin Steinmann ou Siegfried Giedion. Mais la radicalité et l’originalité de Miroslav Šik nous a semblé être une forme de modèle à offrir aux nouvelles générations. Parce que sa créativité théorique et formelle, son influence, ont été décisives pour l’architecture suisse depuis le début des années 1990. Miroslav Šik correspond au profil recherché par la force théorique de ses propositions. C’est un véritable inventeur d’idées, il méritait une reconnaissance plus large. Des architectes comme Valerio Olgiati et Christian Kerez ont été ses étudiants, et je pense personnellement que même Peter Zumthor a été influencé par lui au départ.

Quel regard portez-vous sur votre choix après coup ?
Je n’ai pas à me prononcer à ce sujet. Il est évident que la personne nominée dispose d’une carte blanche. Le jury fait certes des auditions, mais il ne procède pas à une sélection sur concours. Si vraiment il faut faire un commentaire, mon seul regret concerne le catalogue, qui aurait mérité d’être consolidé d’un point de vue historique, de mieux documenter le concept de l’architecture analogue depuis les années 1980 en remontrant par exemple les magnifiques dessins que Miroslav Šik et ses étudiants produisaient à l’Ecole Polytechnique de Zurich et dont Google n’a jamais entendu parler.

Que pensez-vous du fait que le même groupe sélectionne à la fois les représentants pour les biennales d’art et d’architecture ?
Je crois que c’est une bonne chose d’avoir un seul jury, car le regard de l’autre, extérieur mais néanmoins intelligent et critique, nous oblige à bien défendre nos propositions. On s’aperçoit assez vite si un artiste ou un architecte candidat ne tient pas la route. Quant à savoir s’il faut considérer l’architecture comme un art, il est complexe. Est-ce forcément l’éloigner de la société et de ses préoccupations quotidiennes ? Pour ma part, je crois que considérer l’architecture comme une pratique non artistique est un point de vue récent et singulier dans l’Histoire, qui a de moins en moins de sens dans les sociétés postindustrielles européennes.

 

Note

 

1 En vertu de la nouvelle loi sur l’encouragement de la culture, Pro Helvetia assume désormais la responsabilité d’organiser les contributions suisses aux biennales de Venise et du Caire, une tâche qui incombait jusqu’à présent à l’Office fédéral de la culture. Pour la composition du jury, voir www.biennials.ch  

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